Suzanne Valadon, un modèle d’audace

Cet article est paru dans le magazine Notre Temps , N°663
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Paris, été 1889. Maria descend de la butte Montmartre d'un pas décidé. De toute façon, elle ne peut plus reculer: Edgar Degas l'attend dans son appartement de la rue Victor-Massé, à dix minutes de marche de son petit logement de la rue Tourlaque. Le très respecté peintre impressionniste de 55 ans a bien reçu la recommandation de leur ami commun, le sculpteur Albert Bartholomé, et il a accepté de donner son avis sur ses dessins. Réputé autant pour ses jugements éclairés que pour ses formules assassines, il lui suffit de quelques mots pour lancer ou briser une carrière… La jeune femme de bientôt 24 ans, connue pour son audace et son courage, a rarement autant douté d'elle-même.
Fille du petit peuple
Menue mais pleine d'énergie, elle affiche une beauté altière avec ses cheveux noirs coiffés en bandeau autour d'un visage dominé par l'intensité de ses yeux bleus. Arrimée au grand carton qui protège ses précieuses œuvres, Maria s'engage dans la rue Lepic, l'esprit en ébullition. Va-t-elle recevoir son arrêt de mort artistique? Elle n'est après tout qu'une autodidacte, une fille du petit peuple devenue modèle. Certes Toulouse-Lautrec l'encourage depuis qu'il a découvert sa passion. C'est lui, son amant terrible, qui lui a conseillé de rencontrer Degas et qui lui a présenté Bartholomé. Mais d'autres peintres pour lesquels elle a aussi posé n'ont pas montré le même enthousiasme: Puvis de Chavannes et Renoir, deux autres de ses illustres liaisons, ont plus honoré son corps que son art! Et si Degas se moquait d'elle? Devra-t-elle renoncer? Impensable!
De Marie-Clémentine à Maria puis Suzanne Valadon
À 8 ans, malgré l'indigence de sa mère qui l'a élevée seule, Maria dessinait déjà. Faute de papier et de crayon, elle traçait ses lignes sur le trottoir avec un morceau de charbon. Ces traits épais et sombres resteront d'ailleurs une caractéristique typique de son œuvre. Enfant, rien ne la rendait plus heureuse qu'un vieux crayon ou un morceau de carton dénichés dans une poubelle. Depuis l'adolescence, elle travaille avec acharnement, exécutant des copies au Louvre et scrutant le moindre geste des peintres qui la portraitisent pour s'exercer ensuite, à l'abri des regards. Ce n'est qu'en 1883, que, pour la première fois, un autoportrait au pastel lui a paru correct. Celui-là, elle l'a gardé… mais pas signé. De quel nom d'ailleurs? Baptisée Marie-Clémentine, elle avait opté pour une variante plus exotique, Maria, en devenant modèle. Plus tard, quand elle s'y sentira autorisée, elle changera à nouveau d'identité et deviendra "Suzanne Valadon, artiste peintre", un statut que Lautrec cautionnera en intitulant ainsi un de ses portraits.
La voici place Blanche, elle va bientôt arriver chez Degas. Les pensées les plus contradictoires l'assaillent. Tantôt accablée, tantôt combative. Cette fin de siècle n'autorise-t-elle pas toutes les transgressions? La tour métallique de Gustave Eiffel, inaugurée quelques semaines plus tôt, est bien la preuve que les limites sont faites pour être repoussées! Elle l'a contemplée avec stupeur en visitant l'Exposition universelle, mais ce jour-là, c'est un autre spectacle qui l'a bouleversée. Maria a été subjuguée par les toiles d'un certain Paul Gauguin, présentées au Café des Arts, sur le Champs-de-Mars. Elle n'aura jamais l'occasion de rencontrer le chef de file de l'École de Pont-Aven, dont elle dira pourtant qu'il a été le seul à l'avoir influencée. Elle se reconnaît immédiatement dans ce style fait de lignes épaisses (le "cloisonnisme"), de couleurs vives et d'humanité. Mais se sentir proche d'un maître n'est en rien un gage de talent. Arrivée au 37 de la rue Victor-Massé, Maria n'a plus que deux étages à monter pour faire face à son destin. Elle gravit chaque marche avec un croissant sentiment d'illégitimité. Non seulement elle n'a suivi aucun cours de dessin, mais, en plus, elle est une femme! Les artistes de son sexe sont rares et toujours issues de milieux privilégiés où leur "passe-temps" est jugé d'autant plus charmant qu'elles se cantonnent à des thèmes convenus: fleurs, natures mortes, portraits délicats… Maria, elle, veut représenter le réel, y compris dans sa dureté. "Il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l'on veut atteindre l'âme. Ne m'amenez jamais une femme qui cherche l'aimable ou le joli, je la décevrais tout de suite", insiste-t-elle. Et puis, tous les sujets l'intéressent: les paysages, les portraits, mais aussi des scènes de la vie quotidienne ou des nus masculins!
Aucune femme avant elle ne s'est risquée à peindre le corps des hommes dans toute leur sensualité. Maria va le faire magistralement, notamment en 1909 avec Adam et Ève où elle représente son couple dans le plus simple appareil et quasi à taille réelle. Le choc est tel que, pour pouvoir l'exposer, elle devra affubler "Adam" d'une ceinture de feuilles de vigne! À l'instar de Rosa Bonheur (1822-1899), icône de la peinture animalière, ou de Berthe Morisot (1841-1895), peintre impressionniste proche de Degas, quelques femmes ont réussi à bousculer l'académisme et à s'imposer, mais sans transgresser fondamentalement la morale bourgeoise. L'origine modeste, l'éducation limitée et le parcours chaotique de Maria semblent la condamner à l'échec.
Sauvage, endurante et libre
Pétrifiée sur le seuil de l'appartement-atelier de Degas, Maria voit sa vie défiler. Après tant de malheurs, le bonheur peut-il l'attendre derrière cette porte? Elle est née de père inconnu, le 23 septembre 1865, à Bessines-sur-Gartempe, à 35 kilomètres au nord de Limoges. Sa mère, Madeleine, est une lingère impécunieuse, venue tenter sa chance à Paris, où elles arrivent ensemble en 1870, en pleine guerre contre la Prusse, bientôt suivie par la Commune. Seule bénédiction au milieu de ce désastre, Madeleine a trouvé un logement à Montmartre.
Dans l'ambiance villageoise de la butte, Marie-Clémentine va pousser comme une herbe folle: sauvage, endurante et libre. Abordable et truffé de cabarets où le vin local coule à flots, le quartier attire les artistes. Ils sont partout: aux coins des rues avec leur chevalet ou en grande discussion aux terrasses des cafés. Ce voisinage bohème séduit l'enfant solitaire et l'incite probablement à donner libre cours à son inclination pour le dessin. Madeleine ne voit pas cette occupation d'un bon œil, mais elle n'a plus d'autorité. Au travail du matin au soir, elle ne rentre que pour noyer sa dépression dans l'alcool. Marie-Clémentine n'ira à l'école que le temps d'apprendre à lire, écrire et compter. À 12 ans, sa mère exige qu'elle gagne sa pitance. Elle enchaîne des petits métiers sans conviction – fleuriste, domestique, serveuse, couturière… – avant de saisir l'opportunité de devenir trapéziste au cirque Molier. Elle est euphorique, certaine qu'elle sera à sa place au milieu des artistes! À sa mère qui critique son choix, elle rétorque: "Parce que ta vie à toi, c'est un modèle à suivre?"
Ni fioriture ni concession, elle est reconnue par ses pairs
Sa joie sera de courte durée, elle fait une mauvaise chute et doit renoncer à cette carrière. Clouée au lit avec une jambe cassée, elle dessine plus que jamais. Comment gagner sa vie à 15 ans quand seul l'art vous intéresse? Modèle! Sa beauté farouche et sa compréhension instinctive de la pose vont la rendre incontournable. Elle apparaîtra dans de nombreuses œuvres des plus grands artistes. Elle débute en 1880 avec Jean-Jacques Henner, avant de poser pour Renoir (Danse à la ville, 1883); Puvis de Chavannes (Le Bois sacré, 1884) ou Toulouse-Lautrec (Gueule de bois, 1888). Sensuelle et très libre de mœurs, Maria a des liaisons avec la plupart d'entre eux. Mais elle est surtout amoureuse du journaliste espagnol Miquel Utrillo, le père probable de son unique enfant, Maurice, né en 1883 et qu'il reconnaît en 1891.
Aujourd'hui, Maurice a 6 ans et c'est Madeleine qui s'occupe de lui, tandis que Maria gagne de mieux en mieux sa vie. Mais pourra-t-elle encore poser longtemps? Et comment se consacrer davantage à sa propre œuvre? Elle aurait tant aimé que Lautrec l'épouse! Il est talentueux et riche, mais il lui résiste et leurs disputes ne font qu'empirer. Oui, il est temps pour elle d'aller de l'avant… C'est fait, elle a sonné chez Degas qui, les sourcils froncés, scrute ses œuvres exécutées au fusain ou à la sanguine. Dans le tracé comme dans les sujets, il n'y a ni fioriture ni concession. Elle a croqué son fils nu, sa mère au visage ravagé par l'alcool, les corps épais de femmes du peuple faisant leur toilette… Le temps est suspendu, le silence oppressant. Puis, le maître plonge son regard dans le sien et s'écrie: "Mademoiselle, vous êtes des nôtres!" Maria respire enfin. Degas la couvre d'éloges, admirant sa "ligne dure et souple" et son talent de dessinatrice. Il achète plusieurs dessins à celle qu'il va bientôt baptiser "ma terrible Maria", une amie chère qu'il ne cessera de protéger et aider, jusqu'à sa propre mort, en 1917. Il l'initiera à la gravure mais sans pour autant devenir son maître, elle le consultera sans jamais poser pour lui. Cette reconnaissance va donner à Maria la confiance qui lui manquait pour commencer la peinture à l'huile et devenir une immense artiste à la singularité telle qu'elle n'appartient à aucun courant tout en participant activement à la modernité.
Ensuite, les obstacles seront encore nombreux, mais elle ne renoncera jamais à son art. Ses amours tumultueuses ne l'entraveront pas: lorsqu'Erik Satie, rencontré en 1893, devient trop possessif, elle le quitte, le laissant inconsolable. En 1896, elle pense trouver la sécurité en épousant Paul Mousis, un riche banquier, mais l'ennui menace son inspiration et elle divorce en 1911. Elle réintègre son atelier fétiche au 12 rue Cortot* , obtient sa première exposition personnelle et rencontre le peintre André Utter, un ami de Maurice, de vingt et un ans son cadet, qu'elle épouse en 1914. La peinture passe avant tout et devient le seul remède à la schizophrénie de son fils. Depuis dix ans, elle l'a initié et encouragé à rester devant un chevalet pour combattre ses crises et son alcoolisme. Les attaques s'espacent sans disparaître mais, grâce à elle, Maurice Utrillo va devenir un peintre reconnu et même plus lucratif que sa mère! Les collectionneurs hésitent encore à investir sur une femme.
* Devenu le musée de Montmartre, où se visite son atelierappartement restauré.

500 toiles et 300 œuvres sur papier
Après-guerre, Suzanne, Maurice et André vivent une relation à la fois symbiotique et chaotique qui leur vaudra le surnom de "trinité maudite". Elle expose beaucoup, vend de plus en plus, notamment à l'État, devenant l'artiste la plus représentée dans les collections nationales. Mais elle peint moins. En 1931, à 66 ans, elle réalise son Autoportrait aux seins nus, une représentation inédite de femme âgée (ci-dessus). Sept ans plus tard, laissant derrière elle une œuvre de près de 500 toiles et 300 œuvres sur papier, elle meurt entourée de ses amis André Derain, Pablo Picasso, Georges Braque et Georges Kars, qui réalise d'elle un dernier portrait. Ultime séance de pose pour celle qui a réussi à inverser le regard: modèle passif, elle a pris le pouvoir et réclamé le droit de disparaître derrière son œuvre. "Que des hommes m'aient aimée, soit. Mais je veux être aimée des hommes qui ne m'auront jamais vue, qui demeureront à rêver et à m'imaginer devant un carré de toile où, avec mes couleurs, j'aurai laissé un peu de mon âme."
Sources
Suzanne Valadon, de Thérèse Diamand Rosinsky (éd. Flammarion).
Suzanne Valadon, de Jeanne Champion (éd. Fayard).
Suzanne Valadon sans concession, de Flore Mongin et Coline Naujalis (coédition Arte-Seghers, 2025).
Pour aller plus loin: l'exposition Suzanne Valadon au Centre Pompidou, à Paris
Injustement éclipsée par l'œuvre prolifique de son fils, Maurice Utrillo (1883-1955), Suzanne Valadon retrouve peu à peu sa place dans l'histoire de l'art à partir des années 1960.
Jusqu'au 26 mai 2025, le Centre Pompidou, à Paris, reprend et adapte la superbe exposition conçue en 2023 par le Centre Pompidou-Metz. Le parcours de deux cents œuvres présente notamment les célèbres toiles Le Lancement du filet (1914) et La Chambre bleue (1923). www.centrepompidou.fr
Galerie 2, niveau 6
Légendes et crédits des visuels
En ouverture d'article:
La Chambre bleue, Suzanne Valadon, 1923, huile sur toile, 90 × 116 cm, Don Joseph Duveen, 1926 Paris, Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, LUX.1506 P, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Limoges © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jacqueline Hyde/ Dist. GrandPalaisRmn.
Dans le corps de l'article:
Autoportrait aux seins nus, Suzanne Valadon, 1931, huile sur toile, 46 × 38 cm, Collection particulière, Suisse © Akg-images
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