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Winston Churchill, un colosse aux pieds d’argile

Qui était Winston avant de devenir le grand Churchill, le chef d’État anglais qui a su mobiliser sa nation pour résister à l’Allemagne nazie? Enfant solitaire, élève médiocre, ministre désavoué… Il a combattu bien des démons dans sa vie, dont les plus intimes restent les moins connus. Soixante ans après sa disparition, le 24 janvier 1965, retour sur la genèse du Vieux Lion.

Cet article est paru dans le magazine Notre Temps , N°662

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Godalming, juin 1915. Il a tout perdu! En quelques semaines, son irrésistible ascension vers les plus hautes responsabilités politiques s'est arrêtée net. À 40 ans, il ne lui restait pourtant qu'une marche pour réaliser son rêve d'enfance: devenir Premier ministre. Mais, le 24 mai, l'occupant actuel du 10 Downing Street, Herbert Asquith, a exigé sa démission de son poste de Premier lord de l'Amirauté. Ce portefeuille de ministre de la Marine qu'il occupe depuis 1911 était devenu de plus en plus sensible à l'approche de la Première Guerre mondiale et, malgré la gravité de la situation, ses adversaires avaient redoublé de critiques… Des ennemis très nombreux, tant il est notoire que Winston Churchill a l'art de se faire détester. 

Winston, un enfant maltraité

L'ambitieux aristocrate conservateur élu député en 1900 n'a-t-il pas trahi son parti en rejoignant les libéraux en 1904? Mais le pays lui reproche surtout la désastreuse campagne des Dardanelles qui, deux mois plus tôt, a causé d'innombrables victimes. Chassé de son ministère et de ses appartements de fonction, Churchill loue en toute hâte une vieille bâtisse près du village de Godalming, à 65 kilomètres au sud-ouest de Londres, au cœur des vertes collines du Surrey. Il s'y installe pour l'été avec son épouse Clementine et leurs trois premiers enfants en bas âge.Les accompagnent aussi son unique frère, Jack, et sa belle-sœur Gwendoline. Malgré l'affection de ses proches, Winston reste abattu et prostré, accablé par l'un de ses épisodes dépressifs devenus si familiers qu'il leur a donné un surnom: "black dog". Un "chien noir" qui rôde autour de lui, prêt à l'assaillir. Cette fois, la crise est sévère. Même aux pires heures de son enfance solitaire, il n'avait pas ressenti un tel découragement. Sa vie lui semble vaine et son avenir politique inexistant. Pourtant, vingt-cinq ans plus tard, en mai 1940, il va devenir l'un des héros les plus célébrés du XXe siècle par la fermeté de sa résistance au nazisme. Comment cet homme tourmenté a-t-il opéré un tel revirement? Où a-t-il puisé la force de vivre avec la bipolarité que son psychiatre va bientôt lui diagnostiquer? Comment le caractère hors norme et bourré de contradictions du "bouledogue" s'est-il forgé?

Issu de la lignée aristocratique des Spencer-Churchill, Winston Leonard est le petit-fils du septième duc de Marlborough. L'héritage, plus symbolique que financier, est impressionnant. En naissant, le 30 novembre 1874 dans le palais de Blenheim, l'imposante demeure ancestrale, l'aîné des deux fils de lord Randolph est d'emblée assigné à jouer un rôle politique de premier plan pour préserver les valeurs et privilèges de sa caste. Son père, élu depuis peu à la Chambre des communes où il siégera durant vingt ans avec les conservateurs, est réputé pour sa faconde et son libertinage. Sa mère, Jennie Jerome, est la fille d'un homme d'affaires américain, connue pour sa beauté et ses nombreuses liaisons. Accaparés par leur carrière politique et leur vie mondaine, ses parents ne dérogent pas à la tradition de confier leur progéniture à une nourrice – Elizabeth Everest, dite Woomany –, puis à des pensionnats austères.

Malgré les lettres déchirantes d'un enfant en manque d'affection et livré à des châtiments corporels répétés, lady Jennie lui rend rarement visite et lord Randolph se montre constamment insatisfait, lui reprochant notamment son "style pédant d'écolier attardé"(1). Affublé de tels parents et ne recevant de tendresse que de sa Woomany, il n'est guère surprenant que l'adolescent devienne un élève médiocre. Son zézaiement, dont il se défera au prix de beaucoup d'exercices, aggrave encore sa faible estime de soi. De là datent probablement ses premiers accès dépressifs, mais aussi le moteur de son ambition. Entre abattement et désir de revanche, le schéma maniacodépressif qui l'animera toute sa vie apparaît peu à peu. Les psychiatres qui se sont penchés sur son cas estiment que sa détermination exaltée s'enracine dans ce tempérament.

(1) Churchill, biographie de François Bédarida (éd. Arthème Fayard, 1999, version poche en 2011)

Les deuils, l’alcool, l’écriture…

Le fait est que l'enfant délaissé va devenir un hyperactif surdoué dans des domaines très variés. Auteur prolifique, il reçoit le prix Nobel de littérature en 1953 pour l'ensemble de son œuvre, soit quelque 40 livres, 400 articles et 3000 discours. Talentueux peintre amateur, il réalise près de 600 toiles et en vendra discrètement plusieurs sous couvert de pseudonymes. Touche-à-tout, il excelle dès qu'il s'intéresse vraiment à une discipline, que ce soit le polo, le pilotage d'avion ou… la maçonnerie!

Déterminé à faire une brillante carrière politique mais lucide sur son inaptitude à réussir des études de droit, il opte pour l'Académie royale militaire de Sandhurst. Des actions d'éclat au combat l'aideront à se faire un nom. Deux ans plus tard, il décroche son diplôme et le grade de sous-lieutenant. Sa joie sera de courte durée: en janvier 1895, lord Randolph meurt à 45 ans de la syphilis après avoir perdu la raison et l'estime de ses pairs. La déchéance de ce père despotique qu'il a pourtant adoré, le marquera durablement et il tentera de laver sa mémoire en écrivant sa biographie, en 1906 (2). Réhabiliter son père, n'était-ce pas l'ultime preuve de la réussite pour Winston? Second deuil, sa chère Woomany, son "amie préférée", s'éteint six mois plus tard. En attendant son affectation en Inde britannique, l'intrépide Winston termine l'année avec son baptême du feu, à Cuba, où il suit la guerre d'indépendance pour un journal londonien. Il y découvre tout à la fois le frisson grisant des combats, son talent d'écriture et… les cigares qu'il fumera jusqu'à sa mort, à raison de huit par jour en moyenne! Quant à son autre célèbre addiction, l'alcool, elle est déjà entrée dans sa vie.

(2) Lord Randolph Churchill, publié en 1906.

Son évasion fait la une!

Durant quatre ans, Churchill voyage au gré de ses missions et reportages, en quête de gloire. Son poste en Inde lui inspire son premier livre, publié en 1898: La Guerre du Malakand, un récit assez critique envers l'armée, qu'il décide de quitter dès 1899. Libre de ses actes et de sa parole, il reste reporter. Il couvre notamment la guerre des Boers en Afrique du Sud où il est fait prisonnier… L'occasion pour lui de réussir une spectaculaire évasion qui lui vaut les titres élogieux de la presse britannique. Il est sorti de l'ombre en héros. Son but est atteint, il peut se présenter aux élections. Fidèle à la tradition familiale, il rejoint le parti conservateur qui partage notamment son attachement viscéral à la grandeur de l'empire britannique. Imprégné d'un paternalisme condescendant pour les autochtones des colonies, il soutient des décisions ségrégationnistes, même si ses valeurs humanistes l'emporteront sans ambiguïté, dès 1933, face à l'antisémitisme d'Hitler.

Les conservateurs le parachutent à Oldham, à 350 kilomètres au nord de Londres, où il est élu député, le 1er octobre 1900. Quatre ans plus tard, en désaccord avec la politique protectionniste du gouvernement de Balfour, il passe au parti libéral. La même année, il rencontre sa future femme, le grand amour de sa vie, qu'il épouse en 1908. Rien ne semble pouvoir arrêter son ascension: nommé sous-secrétaire d'État aux Colonies en 1905, puis ministre du Commerce et de l'Industrie (1908), ministre de l'Intérieur (1910), il décroche le prestigieux ministère de la Marine en 1911… jusqu'à la chute de 1915.

Un homme qui s'est forgé dans l'adversité et l'endurance peut-il rester longtemps sous l'emprise de son "chien noir"? Durant ce difficile été 1915, un petit miracle va donner un second souffle à son existence. Sa belle-sœur l'initie à la peinture. C'est une révélation. Il fait preuve d'un don naturel qu'il va travailler avec acharnement, développant une passion pour les paysages et le style impressionniste. Le temps passé devant son chevalet l'apaise et deviendra son plus efficace antidote à la dépression, y compris après la mort de Marigold, son quatrième enfant, emporté par une septicémie à 2 ans et demi, en 1921. "S'il n'y avait pas la peinture, je ne pourrais pas vivre", résumera-t-il sobrement. Dans sa précieuse résidence de Chartwell, dans le Kent, qu'il achète en 1922, il s'aménage même un confortable atelier où il se réfugiera souvent après son éviction définitive du pouvoir, en 1955.

La peinture contre le désespoir

Vivifié par la peinture, Churchill repart littéralement à l'assaut, en décidant de servir activement sur le front occidental où il est nommé lieutenant-colonel. En juillet 1917, à bientôt 43 ans, il est restauré dans son statut de héros patriote et le Premier ministre Lloyd George s'empresse de le nommer au poste clé de ministre des Munitions. Mais, en 1922, peu après la naissance de son cinquième et dernier enfant, il subit une série de défaites électorales et quitte le parti libéral. Deux ans plus tard, adoubé par les conservateurs, il revient au premier plan en devenant chancelier de l'Échiquier, en charge des finances et du Trésor. Ses détracteurs ne se privent pas de dénoncer son opportunisme… Lui, comme toujours, riposte avec une pirouette: "N'importe qui peut être un lâcheur, mais il faut une certaine ingéniosité pour l'être à nouveau." L'économie n'est pas son fort et sa décision de revenir à l'étalon-or s'avérera désastreuse. Au début des années 1920, de plus en plus obsédé par la "menace bolchevique", il exprime sa sympathie pour Mussolini, qui a "montré à beaucoup de nations que l'on peut résister au développement du socialisme".

En 1929, comme en 1915, Churchill est désavoué et exclu du gouvernement. Cette fois, sa traversée du désert ne dure pas deux, mais dix ans. Il la surmonte avec les mêmes armes: la peinture et l'écriture, d'autant qu'il reste un conseiller de l'ombre. Cette décennie lui permet aussi de décanter ses priorités. En 1938, après les accords de Munich qu'il désapprouve ouvertement, Churchill est prêt à tout pour repousser le nazisme, y compris à s'allier avec l'URSS. À nouveau ministre de la Marine, il va rassembler la nation derrière lui avec des discours galvanisants. Le 4 juin 1940, en pleine débâcle des alliés et après le succès de l'évacuation de Dunkerque, il prononce l'un de ses plus célèbres discours: "Nous défendrons notre île à n'importe quel prix. Nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les terrains d'atterrissage, nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines. Jamais nous ne nous rendrons!" Nommé Premier ministre six jours plus tard, à 66 ans, il va tenir parole. Le rôle décisif et le charisme hors norme du "Vieux Lion" dans ces heures sombres l'ont légitimement érigé en figure emblématique du combat pour la liberté. Son combat le moins connu, mais qu'il lui a fallu gagner pour mener tous les autres, reste son corps à corps avec son "chien noir", maté à la pointe d'un pinceau. Lorsqu'il disparaît à 90 ans, le 24 janvier 1965, il avait encore un rêve: "Quand j'arriverai au paradis, j'ai l'intention de passer le plus clair du temps de mon premier million d'années à peindre".

L'actualité autour de Churchill

Si les Britanniques ont honoré en novembre dernier son 150e anniversaire, c'est que peu d'hommes d'État ont ainsi marqué le XXe siècle. Comment ne pas être captivé par le héros de la Deuxième Guerre mondiale, le grand orateur et la figure romanesque? À travers lui, c'est toujours l'Angleterre qui nous surprend et nous fascine. À noter, un documentaire britannique en quatre épisodes, réalisé par Malcom Venville – La Guerre selon Churchill – vient de sortir sur Netflix. Il mêle images d'archives et commentaires d'historiens.

Sources

) Sources: Churchill, biographie de François Bédarida (éd. Arthème Fayard, 1999).

International Churchill Society.

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